Chapitre VII
Véritable boîte à Pandore, la malle verte de Frank Reeves, en plus des palmes, des masques et des tubes respiratoires, contenait bien des surprises et, entre autres, plusieurs appareils Cousteau-Gagnan composés chacun de trois bouteilles d’air comprimé et de deux tubes souples annelés se réunissant pour former une embouchure. Il y avait également des combinaisons étanches en caoutchouc mousse, destinées à protéger le plongeur contre le froid sous-marin.
Quand Morane eut, ce matin-là, revêtu une des combinaisons, fixé les bouteilles à ses épaules, coiffé le masque à hublot et chaussé les palmes, il commença à ressembler vraiment à quelque voyageur interplanétaire venu d’une terre lointaine.
— J’ai tout d’un pilote de soucoupe volante, fit-il remarquer à Reeves, qui l’aidait à s’équiper.
— Tu n’auras pas besoin de soucoupe volante pour planer, dit l’Américain. Essaye l’embouchure et respire…
Bob serra les dents sur l’embouchure caoutchoutée et aspira. L’air vint à son appel. Un air ranci, au goût vaguement sulfuré.
— Ça va ? interrogea Reeves.
Bob cessa de mordre l’embout et se tourna vers son ami.
— Je préfère de beaucoup la brise marine, mais ton air en conserve fera l’affaire malgré tout. Entre nous, les bouteilles sont bien lourdes. Les courroies commencent à me scier drôlement les épaules.
Frank fit mine de ne pas entendre. Il se contenta de tendre à son ami une ceinture à laquelle quatre saumons de plomb, pesant bien un kilo chacun, étaient suspendus.
— Fixe-toi cela autour de la taille, fit-il avec un sourire.
Morane sursauta.
— Pour qui me prends-tu ? Pour un ballon, pour me donner ainsi du lest ? Avec toute cette ferraille accrochée à moi, je vais peser trop lourd et filer au fond comme une pierre.
— Ne joue pas la comédie, mon vieux Bob. Tu es ingénieur et tu n’ignores pas que, dans l’eau, sans ce lest tu ne pèserais rien. Cela en vertu de la loi d’Archimède, selon laquelle « tout corps plongé dans un liquide subit une poussée de bas en haut égale…
— … au poids du volume de liquide déplacé », acheva Morane. À présent, continue ta leçon, je t’écoute…
Frank lui avait bouclé la ceinture lestée autour de la taille.
— Quand tu seras dans l’eau, continua-t-il, évite tout mouvement inutile afin de ne pas t’essouffler et consommer trop d’air. Aspire seulement par petites bouffées avares. Garde l’air pendant trois ou quatre secondes, puis expire. Laisse passer à nouveau trois ou quatre secondes avant une nouvelle aspiration, et ainsi de suite. Quand tu auras trouvé le rythme, tu feras cela machinalement. Pour descendre, tu te plieras en deux, comme pour toucher tes orteils du bout des doigts. Quand tu sentiras un bourdonnement et une douleur dans les oreilles, remonte d’un mètre environ et avale ta salive pour compenser la différence de pression. Tu pourras alors te remettre à descendre. Nouvelle douleur dans les oreilles, nouveau palier, nouvelle déglutition. Pour la première fois, ne descends pas trop bas. Si tu rencontres des poissons, ne t’effraye pas. Ils ne sont guère dangereux et te paraîtront beaucoup plus gros qu’ils ne sont en réalité car, à cause de la réfraction, les objets placés effectivement à quatre mètres paraissent situés à trois seulement.
— Et les requins ?
— Il ne doit pas en exister de dangereux, du moins pour l’homme, en Méditerranée. N’est-ce pas, Professeur ?…
— Pas à ma connaissance, répondit le vieux savant qui assistait, témoin jusqu’alors muet, à l’initiation de Morane. Pourtant, ce sont parfois d’assez grosses bêtes, et curieuses. Mieux vaut les regarder de loin. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Les vaches sont, elles aussi, des animaux paisibles. Pourtant, de temps en temps, l’une d’elles tue un homme d’un coup de corne.
— Et si un requin s’approche de très près ? demanda encore Bob.
— Tire ton couteau et pique-le simplement avec la pointe, en appuyant à peine. Il filera sans demander son reste. Surtout, ne le poignarde pas, car l’odeur du sang pourrait alors le rendre dangereux…
D’un signe de tête, Bob indiqua qu’il avait compris.
— Jusqu’où dois-je descendre pour la première fois ? demanda-t-il.
— Quinze mètres. Pas plus. Au-delà, tu devrais remonter par palier, pour éviter la formation de bulles d’azote dans ton sang, par suite de la trop brutale décompression. Ce phénomène, appelé « mal des caissons », peut amener des accidents graves allant jusqu’à la paralysie et la mort… À faible profondeur et en rythmant ta respiration, tu pourras, avec tes trois bouteilles, effectuer une plongée de plus d’une heure. Quand la pression tombera en dessous de vingt-cinq kilos, un dispositif de sécurité bloquera l’arrivée de l’air. Pour respirer à nouveau, il te suffira d’ouvrir ce petit robinet situé là, contre ta hanche. Il te restera alors assez d’air pour faire surface. Mais, pour ta première plongée, tu n’auras pas à utiliser cette réserve. Il te suffira de descendre à une quinzaine de mètres et de remonter au bout de quelques minutes.
— Comment saurai-je que je suis à quinze mètres ?
Reeves tendit à Bob un objet ressemblant à une grosse montre-bracelet.
— Boucle-toi cela autour du poignet. C’est un bathymètre. L’aiguille t’indiquera la profondeur atteinte. À présent, tu sais tout, ou presque, et tu peux y aller pour ta première tentative. J’oubliais… Si la pression plaque le hublot du masque contre ton visage, il te suffira d’expirer fortement par le nez pour l’équilibrer. Maintenant colle-toi l’embouchure entre les dents et vas-y…
Bob se leva et traversa le pont gauchement à cause de sa charge et de ses pattes de grenouilles claquant sur les planches. Il gagna l’échelle disposée le long de la coque du schooner et se mit à descendre lentement, de face, en posant seulement les talons sur les barreaux. Quand il eut atteint l’eau, il assura l’embout entre ses mâchoires et respira. L’air en conserve lui parvint, avec toujours son goût de soufre. Il avait à présent de l’eau jusqu’à la taille.
— Allonge-toi, cria Reeves. Ensuite, plie-toi en deux pour descendre.
Morane obéit et fila aussitôt vers le fond, prisonnier d’une sorte de brouillard bleuâtre. Il avait l’impression, malgré sa chute verticale, de ne plus rien peser. Ses bouteilles et les plombs de sa ceinture lui semblaient légers.
Brusquement, un bourdonnement fit vibrer ses tympans et l’impression qu’une fine aiguille les transperçait.
Il étendit les bras et se redressa pour freiner sa descente. Ensuite, il remonta un peu et déglutit. Le bourdonnement et la douleur cessèrent. Il put alors recommencer à descendre. Un autre son de trompe l’avertit de l’approche de la douleur, et il remonta et déglutit à nouveau.
Au troisième arrêt, il regarda le bathymètre fixe à son poignet. Il marquait quinze mètres.
Jusqu’alors, Bob avait évolué dans une sorte de brume bleutée, mais, à présent, les formes, sous lui, se détachaient avec une netteté toujours plus grande. « La Belle Africaine » avait été ancrée au-dessus du nœud rocheux formant le centre du récif, et il pouvait voir les longs tentacules de pierre s’étendre dans tous les sens. Entre les tentacules, il apercevait le fond des vallées noyées d’indigo.
« Vais-je descendre plus bas ? » se demanda Bob. Il ne se sentait pas, à vrai dire, tout à fait à l’aise, mais un peu d’orgueil le poussait à dépasser la limite assignée par Frank. Il allait descendre encore, lorsque quelque chose se détacha des rochers et monta rapidement vers lui. Cela ressemblait à une grande chauve-souris battant des ailes comme dans un film au ralenti. « Une raie pastenague », pensa Bob. Aussitôt, il songea au dard venimeux terminant l’appendice caudal de ces poissons, et il sentit un frisson lui parcourir l’échine.
La raie nageait rapidement, avec de molles ondulations des nageoires. Elle s’arrêta tout près de Bob, si près qu’elle occupait tout le champ du hublot, et qu’il n’y avait, semblait-il, qu’à tendre le bras pour l’atteindre. Avec ses petits yeux fixes et sa bouche grimaçante, presque humaine, la tête faisait songer à ces démons aux formes insolites enfantés par les artistes du moyen âge.
Instinctivement, Morane porta la main en avant, pour toucher la raie, mais sans y parvenir. Pourtant, elle lui semblait à sa portée… Il y eut alors comme une détonation sèche, un bouillonnement et une sorte de long fouet brunâtre passa en cinglant devant le visage du plongeur.
Bob s’était laissé aller en arrière pour éviter le dard redoutable de la pastenague. Il perdit l’équilibre et tomba en tournant vers le fond. Une soudaine nausée le fit tressaillir et il sentit un ronronnement puissant emplir ses oreilles, suivit aussitôt par une douleur lancinante. Il parvint à se redresser et déglutit mais vainement. La douleur demeurait. À ce moment, le plexiglas du hublot se colla violemment à son visage. Il souffla du nez pour le repousser et, presque aussitôt, sa vue se brouilla et ses yeux commencèrent à brûler. L’eau venait d’envahir le masque.
Une panique soudaine empoigna Morane. Il se sentait comme perdu dans la nuit, au sein d’un monde inconnu et inhumain. Il se demanda où était le fond, où était la surface. Sous lui, c’était à présent l’obscurité totale. Au-dessus, une lumière irréelle brillait, vaguement dorée comme celle projetée par un grand miroir réfléchissant le soleil et vue à travers une brume. Mais il dut aussitôt fermer ses yeux attaqués par l’eau salée.
« Remonter, remonter…». Tel était à présent son seul but. La douleur continuait à lui scier les tympans et un bruit continu de branches brisé se faisait entendre. Il ouvrit à nouveau les yeux pour s’orienter et, presque aussitôt, se propulsant des jambes et des bras, il monta vers la lumière. Une forme noire, allongée, se dessina au-dessus de lui énorme, menaçante. À quel monstre des profondeurs allait-il encore avoir affaire ? Mais déjà, il était trop tard pour en éviter le contact. Ses mains glissèrent le long de flancs lisses et durs, qu’aucun frémissement n’animait. Bob comprit alors que ce monstre était tout simplement la coque de « La Belle Africaine ».
Déjà, il émergeait à la surface et arrachait son masque. À moitié aveuglé, les yeux encore emplis d’eau de mer, il aspira fortement par le nez pour prendre une goulée d’air frais. Mais l’embouchure de l’appareil respiratoire demeurait engagée entre ses mâchoires contractées et l’air du large, mêlé à celui des bouteilles, lui parut avoir seulement le goût d’un mauvais cocktail.
Une voix familière lui parvint.
— Alors, comment as-tu trouvé ton premier voyage au royaume des sirènes ?
Morane ouvrit les yeux, pour apercevoir le visage souriant de Frank Reeves penché sur lui par-dessus le bordage. Il n’eut pas le temps de répondre, car, déjà, des mains vigoureuses le hissaient à bord. Une fois assis sur les planches, il cracha l’embout, toussa et se gonfla les poumons d’air pur.
— Le royaume des sirènes n’est pas fait pour Bob Morane, fit-il en haletant. Trop d’eau à mon goût. Je me trouve aussi à l’aise qu’un poulet dans une poêle à frire…
Frank partit d’un long éclat de rire, et Morane remarqua alors qu’il était en slip et portait des palmes. Un masque de plexiglas couronnait son front et ses cheveux étaient plaqués par l’eau.
— Je me suis jeté à la mer aussitôt après toi, dit l’Américain, et j’ai suivi tes ébats de la surface. À vrai dire, tu t’es très bien comporté jusqu’à ta rencontre avec la raie. Mais pourquoi diable as-tu voulu absolument lui caresser le bout du nez ?
— Elle paraissait si proche, et je n’ai pu résister à la tentation.
— Elle se trouvait en réalité à deux mètres de toi. Si elle avait été plus près, elle t’envoyait son dard en plein visage. À l’occasion, méfie-toi des raies.
— On devrait mettre un écriteau au fond de l’eau, remarqua Morane : « Défense de taquiner les pastenagues ». Bref, le phénomène de réfraction m’a rendu un signale service. Mais tu disais qu’avant ma rencontre avec la raie, je m’étais bien comporté.
Reeves eut un hochement de tête affirmatif.
— Mieux encore que je ne l’espérais. Tu es un plongeur né et, dans trois ou quatre jours, quand tu auras reçu l’entraînement nécessaire, nous pourrons commencer nos recherches.
— Par quarante mètres de fond, hein ? fit Morane. Cela ne sera pas une sinécure…
— Tu seras à ton aise à quarante mètres comme tu l’étais tout à l’heure à quinze, avant ton explication avec la pastenague. À nous deux, nous pourrons explorer une vallée par jour, à condition de faire plusieurs plongées… Cela ne t’effraiera pas, j’espère ?
— Tout m’effraie, là en dessous, mon vieux Frank. Ah ! la momie de la princesse Nefraït est bien gardée, mieux qu’elle ne l’aurait été dans son tombeau creusé dans le roc, au fond des déserts égyptiens. Pourtant, si la galère est là, en dessous de nous, nous la découvrirons bien, même s’il nous fallait passer le fond de la mer au peigne fin.
Le professeur Clairembart se tenait un peu à l’écart, sans se mêler à la conversation, mais un immense espoir se lisait dans ses yeux…